À la recherche de nos espoirs perdus

Cet article est paru dans la revue trimestrielle  Fédéchoses de juin 2024 publié par la Presse Fédéraliste, association qui diffuse des publications relatives au fédéralisme européen et mondial

" Le 16 mai 2024 le Conseil de l’Europe a organisé une

cérémonie à l’Opéra de Strasbourg pour commémorer le

75e anniversaire de la première organisation politique
européenne créée au lendemain de la Deuxième Guerre
mondiale qui avait fait des millions de morts et dévasté une
grande partie de notre continent.
Paradoxalement cette commémoration a eu lieu dans un
contexte de guerre en Ukraine et à Gaza et de
recrudescence du nationalisme, de l’autoritarisme et du
populisme qui rappellent les années 30. Ces dérives qui se
répandent au son d’une rengaine eurosceptique visent à
déstabiliser nos sociétés démocratiques et à saper l’ordre
international fondé sur des règles qui régissent les relations
entre pays civilisés depuis 1945.
Le despotisme n’est plus l’apanage que de pays comme la
Russie, la Turquie et l’Azerbaïdjan. D’autres, au sein même
de l’Union européenne (UE), tels la Hongrie et
la Slovaquie, pour n’en citer que deux, appuient
la Russie et singent les lois répressives de
Vladimir Poutine.
Présent à cette cérémonie, je ne pouvais
m’empêcher de remémorer avec une tristesse
certaine d’autres anniversaires du Conseil de
l’Europe où, plutôt que commémorer, on fêtait le retour à
la démocratie de pays trop longtemps tenus à l’écart par
des régimes totalitaires fascistes ou communistes qui
bafouaient leurs libertés et l’état de droit.
Qui peut oublier la Révolution des Œillets survenue au
Portugal une quinzaine de jours avant le 25e anniversaire
du Conseil de l’Europe en 1974 présageant le retour à la
démocratie de la Grèce des Colonels et de l’Espagne de
Franco qui mettrait fin au fascisme qui avait fait tant de
mal à l’Europe ?
Malheureusement, deux mois plus tard, la Turquie allait
ternir ce beau tableau en envahissant Chypre où elle
occupe encore aujourd’hui le nord de l’île derrière le voile
d’un État factice autoproclamé et reconnu que par la
Turquie et le Pakistan.
C’est ainsi que la Turquie est devenue, 48 ans avant
l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le premier État
membre du Conseil de l’Europe à en agresser un autre sans
qu’il y ait une réaction à la hauteur de l’évènement géo et
realpolitik oblige !
Et puis les années passant la détente est-ouest se
concrétise avec les Accords de Helsinki de la Conférence
sur la Sécurité et la Coopération en Europe et surtout avec
l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev.
Gorbatchev veut réformer son pays et enclenche une
libéralisation politique, économique et culturelle qui fera

des émules à travers l’empire soviétique qui finira par
éclater en 1989 année du 40e anniversaire du Conseil de
l’Europe.
C’est à cette occasion que la Finlande qui s’était toujours
tenue politiquement à l’écart du Conseil à cause de sa
situation géographique devient membre de l’organisation.
Deux mois plus tard la nouvelle Secrétaire générale, la
dynamique Catherine Lalumière, première femme à
occuper ce poste va recevoir à Strasbourg Mikhaïl
Gorbatchev, premier dirigeant soviétique à s’exprimer
devant le Conseil de l’Europe.
Ce 6 juillet 1989 le Premier Secrétaire du Parti
Communiste de l’Union soviétique prononcera un
discours extraordinaire sur la Maison commune
européenne trop long à résumer ici mais qui à l’aune de ce
qui se passe aujourd’hui mérite vraiment d’être lu ou relu
pour en saisir la portée et en mesurer les espoirs perdus.

Limitons-nous à rappeler un petit extrait :
La philosophie du concept de la Maison européenne
commune exclut toute probabilité d’un
affrontement armé, toute possibilité de recourir à la
force militaire employée par une alliance contre une
autre, à l’intérieur des alliances, où que ce soit.
Elle propose de substituer la doctrine de
modération à celle de la dissuasion. Et ce n’est pas
un jeu de notions, mais la logique même du
développement européen dictée par la vie.
À peine 4 mois plus tard le mur de Berlin s’écroulait
emporté par ce désir de démocratie et ce désir d’Europe
qui se propageait à l’est de notre continent.
Le 9 novembre je me trouvais à Oslo avec Catherine
Lalumière lors d’une visite officielle dans la capitale
norvégienne. Elle se réjouissait de ce qui se passait mais
avec une prémonition bien avisée dans sa déclaration à la
presse ce jour-là elle fait remarquer que maintenant « il faut
changer les mentalités ».
Lorsque le mur de Berlin est tombé la chute du
communisme et le renversement des dictatures ont suscité
une euphorie inimaginable. Mais le rêve d’un continent
européen démocratique a été de courte durée, car les
difficultés économiques, associées aux incertitudes
Lorsque le mur de Berlin est tombé la chute du
communisme et le renversement des dictatures ont suscité
une euphorie inimaginable. Mais le rêve d’un continent
européen démocratique a été de courte durée.

Fédéchoses n°201 www.pressefederaliste.eu 48
politiques et aux conflits, ont progressivement engendré
un sentiment de dérive et de morosité.
Au cours des 35 dernières années, le Conseil de l’Europe,
l’UE et des dizaines d’organisations de la société civile ont
consacré beaucoup de temps, d’énergie et d’argent à aider
les pays en voie de démocratisation à réformer leurs
institutions, leurs systèmes juridiques ou judiciaires, leur
police, etc. mais cela n’a pas suffi pour enrayer la montée
du nationalisme et de l’autoritarisme.

Comme l’a si bien dit l’ancien président français François
Mitterrand dans son dernier discours au Parlement
européen, « le nationalisme, c’est la guerre ». Et c’est
exactement ce qui s’est passé en Russie et qui a abouti à
l’invasion de l’Ukraine par le pays de Vladimir Poutine
dont l’ambition est de détruire la belle idée de la Maison
commune européenne de Gorbatchev.
Aujourd’hui c’est le venin de Poutine qui se propage et qui
contamine un nombre croissant de pays où les notions
mêmes de démocratie et de droits de l’homme sont
déformées. Nous sommes confrontés à un miroir dans
lequel la démocratie est synonyme d’autocratie et la justice
de répression et d’intimidation pour les uns et d’impunité
pour les autres. C’est comme si nous assistions à
l’émergence d’une Europe des autocraties à côté de
l’Europe des démocraties imaginée au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale !
Et tout cela se fait au vu et au su de nos gouvernements
qui restent impassibles pris dans le piège de leurs propres
contradictions.
Acheter du gaz à l’Azerbaïdjan, payer la Turquie pour
refouler des réfugiés, ne pas couper les subsides à la
Hongrie pour créer une fausse image d’unité pour
l’élargissement de l’UE sont autant d’exemples de

comment les gouvernements piétinent les valeurs
fondatrices de l’Europe.
Entretemps des hommes et des femmes, à l’instar
d’Osman Kavala en Turquie ou d’Alexi Navalny en Russie,
meurent ou croupissent dans des geôles de prisonniers
politiques parce qu’ils ont exercé leur droit à la liberté
d’expression en tant que journaliste, humanitaire,
défendeur des droits humains, opposant politique, etc.
Malgré de nombreuses condamnations par la
Cour européenne des Droits de l’homme ni la
Turquie ni l’Azerbaïdjan ne font l’objet de
mesures pour sanctionner leur non-respect de
décisions de la CEDH.
L’Europe des gouvernements ferme les yeux et
laisse faire. L’incapacité d’agir contre les pays qui
ne respectent pas les valeurs et les engagements européens
a un effet délétère et ne peut qu’encourager ceux qui sont
tenté par l’autoritarisme.
N’oublions jamais ce que disait Pierre-Henri Teitgen alors
qu’il plaidait en faveur d’un mécanisme international de
protection des droits de l’homme : « (...) Le mal progresse
par ruse, une minorité agissant, pour ainsi dire, pour
enlever les leviers de commande. Les libertés sont
supprimées l’une après l’autre, dans un domaine après
l’autre. L’opinion publique et toute la conscience nationale
sont asphyxiées... »
Nous devons réagir ! L’Europe à laquelle nous aspirons est
fondée sur la liberté et la justice : liberté de questionner et
d’enquêter ; liberté d’écrire et de parler ; liberté face à la
corruption et à la mauvaise gestion ; liberté face à la
discrimination ; liberté face à l’intimidation ; liberté face à
la tyrannie.
Comme l’a dit un jour l’ancien président tchèque Vaclav
Havel : « Nous ne devons pas avoir peur de rêver
l’apparemment impossible si nous voulons que
l’apparemment impossible devienne une réalité. Si nous ne
rêvons pas d’une Europe meilleure, nous ne construirons
jamais une Europe meilleure ».

Jack Hanning

Secrétaire général de l’Association des Écoles d’Études politiques du Conseil de l’Europe