Prisonniers des critères
Par Ilgar Mammadov
Directeur de l'école d'études politiques de Bakou
29 janvier 2014
Je me vois dans l’obligation de réagir aux remarques faites à deux reprises au cours des sept derniers mois à Bruxelles par le dirigeant absolutiste de l'Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, sur ma situation de prisonnier.
M. Aliyev avait raison en justifiant ses actes de répression par ce qu’il a appelé un «fiasco» de ses adversaires lors du vote à l’APCE le 23 janvier. Je dirais même : un fiasco bien prédictible.
Il y a plusieurs années, Bakou a habilement transformé le débat sur les prisonniers politiques en une discussion bureaucratique, donc non politique, qui se basait sur des critères techniques en guise d’éléments de définition. En outre, la discussion elle-même est allée dans la mauvaise direction en évaluant la situation d'un détenu vis-à-vis du droit et d'autres personnes, au lieu de se concentrer sur la perspective politique globale de la justice.
Je m'explique. Dans une démocratie, la soif du gouvernement à emprisonner ses opposants et détracteurs est institutionnellement limitée par : 1) le risque de perdre des élections libres et équitables ; 2) le risque de ne pas pouvoir se concentrer sur ses objectifs en raison d’une opinion publique défavorable et d’une presse libre négative; 3) le risque de perdre le soutien international et les investissements étrangers, et enfin 4) le risque de perdre un recours devant un tribunal indépendant. En Azerbaïdjan : 1) aucune des neuf élections depuis son adhésion au Conseil de l'Europe n’a été libre et équitable; 2) la liberté d’expression et de réunion est systématiquement bafouée ; 3) l'économie ne connaît pas de marché d'investissement ouvert en raison de la domination écrasante de l'industrie extractive, d’une situation de monopole extrême, et du pire classement en termes de corruption en Europe qui s’explique, notamment, par 4) une mainmise de l'exécutif sur la justice. Dans de telles circonstances, les critères qui évaluent principalement la condition juridique du prisonnier dans un milieu juridique "légitime" d'un Etat officiellement souverain, sont facilement contestables. C'est précisément ce qui est arrivé le 23 janvier 2013 à l'APCE.
Les critères doivent être avant tout politiques, et seulement ensuite juridiques. Les principes-cadres que je propose en me référant aux gardiens institutionnels que sont les opposants et détracteurs du gouvernement sont exposés ci-dessous:
Si, à l'opinion politique discrétionnaire de l'APCE, un Etat membre du Conseil de l’Europe :
- se fait constamment pointer du doigt pour absence d’ élections libres et justes par les organisations d'observation des élections les plus professionnelles ;
- est connu pour avoir une situation « répressive » en matière de liberté de la presse et de réunion, constatée par la majorité des organisations de la société civile - partenaires de longue date du Conseil de l’Europe et
-se retrouve en bas de liste des classements internationaux de la corruption, en particulier en raison de l'absence ou de la faiblesse de l’ indépendance du pouvoir judiciaire. Dans ce cas, indépendamment du progrès partiel, occasionnel ou continu, constaté dans les domaines ci-dessus, le droit du gouvernement à emprisonner ses opposants et détracteurs pour des crimes présumés ne devrait, en effet, s'exercer qu’à travers le dialogue avec l’organe politique du Conseil de l'Europe, à savoir l'APCE. De plus, idéalement, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), en coopération avec l'APCE, devrait introduire un traitement rapide des cas manifestement politiques.
Malheureusement, en raison des dix années de tergiversation sur la question, l'APCE est devenue victime de la diplomatie de caviar et de gaz mesquine de Bakou, tandis que la lenteur de la CEDH, en fait de facto une extension de la machine de répression nationale: M. Aliyev ne se soucie tout simplement pas des décisions de la CEDH, car compte tenu des délais actuels, il peut imposer de manière "légitime" une souffrance assez longue à ses adversaires, et même se permettre d’ octroyer une minuscule «compensation» matérielle sur le budget de l'Etat après avoir privé de santé ses rivaux démocratiques et leur avoir volé des années de leur vie..
Ce n'est pas une invitation à s'engager dans un autre débat de dix ans sur les «critères». Cependant, si quelqu'un à l'APCE le souhaite, je suis prêt : cette semaine j’achève ma première année derrière les barreaux et j’en ressors un prisonnier encore plus endurci.